On en aura soupé, du débat sur les réécritures de classiques. Et dans la frénésie réactionnaire actuelle, ce débat littéraire – ou plutôt éditorial – est souvent mis dans le même panier que le déboulonnage de statues, les changements de nom de rue, la woke / cancel culture et le on-ne-peut-plus-rien-dire. C’est donc, on l’aura compris, l’occasion pour les toutologues de raconter n’importe quoi et en particulier leurs obsessions racistes et misogynes. Comment ça, Ian Fleming ne peut plus faire l’apologie du « semi-viol », nomenclature géniale de la vieille idée nauséabonde que quand même, les femmes en ont secrètement envie ? Comment ça, Dix petits nègres devient Ils étaient dix ? On réécrit les œuvres du é, c’est révisionniste ! Totalitaire ! Kafkaïen ! (ou orwellien, on ne sait plus trop, les deux termes sont en général employés indistinctement)
Laure Murat, historienne et écrivaine respectée, éminente proustienne et professeure enseignant la littérature française en Californie, vient remettre un peu de clarté et, disons-le, clore le débat, avec ces 60 pages d’une intelligence et d’une simplicité remarquables. Elle commence par s’attaquer aux termes de la question pour dissiper la confusion et le brouillard sémantique autour de cette affaire. On le sait, quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup, et là le premier loup est d’abord que le terme de « réécriture », au cœur des polémiques, n’est même pas le bon. Réécrire, c’est « transform[er] un objet A en objet A’ » (p. 14). Par exemple, traduire d’une langue à une autre ; adapter un livre en film, pièce de théâtre, BD… ; Racine réécrivant les pièces d’Euripide, Joyce l’Odyssée d’Homère, Proust les chroniques mondaines de Saint-Simon ; ou même n’importe quel écrivain réécrivant son texte. La littérature, en somme. Évidemment, ce n’est pas ça qui affole l’époque. Pas la réécriture, mais la récriture, c’est-à-dire le caviardage sauvage (ou simplement le travail éditorial de correction). Changer un titre d’Agatha Christie, modifier des ages de Roald Dahl (tout ça de manière posthume, sans leur impossible accord), Tintin au Congo, l’affaire des « sensitivity readers » ayant opposé Kev Lambert à Nicolas Mathieu, Laure Murat ausculte finement tous les cas de figure auxquels on peut penser.
Et cela fait un bien fou, de se replonger dans ces affaires. Car l’autrice, miracle, lit ces livres récrits (à la différence notable de bon nombre de parties prenantes à ces débats) et constate que si certains termes ont bien été modifiés, d’autres horreurs ont été laissées sans que l’on sache pourquoi. Car ces éditeurs ne sont même pas habités par des convictions idéologiques discutables, mais par un simple et banal appât du gain. On récrit le « plus » choquant selon l’opinion publique du moment – dont on sait par ailleurs qu’elle n’existe pas – pour continuer à vendre par brouettes ces classiques qui constituent une manne considérable pour leurs ayant-droit et éditeurs, vendre les droits d’adaptation audiovisuelle (en l’occurrence de l’œuvre de Roald Dahl à Netflix) ; en bref, traire la vache jusqu’à la dernière goutte. Cet enfer de la récriture n’est donc même pas pavé de bonnes intentions. Et c’est sans fin, car ce que l’on n’accepte plus aujourd’hui aura sûrement évolué dans 50 ans.
Le racisme, le colonialisme, l’antisémitisme sont des idéologies. Extirper d’un texte ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée. Si on peut toujours corriger la lettre, il est impossible de réformer l’esprit, qui dicte en sous-main l’intrigue et imprègne les raisonnements, où le sens de la hiérarchie, l’évidence de la domination blanche, la séparation des classes sociales, la supériorité des hommes sur les femmes sont un présupposé, une conviction indiscutable et indiscutée. (p. 21)
Peut-être faut-il commencer à réfléchir par soi-même, faire confiance à l’intelligence des lecteur∙ices, accepter de changer nos « classiques » (qui sont de toutes façons une construction), arrêter de lire certains livres s’ils nous choquent, mais surtout lire Toutes les époques sont dégueulasses qui apporte un peu de nuances et d’intelligence à ce débat stupide qui occulte le vrai problème de la vraie censure, et de l’intérêt bien compris de certains à favoriser l’ignorance du plus grand nombre.
On ne m’enlèvera pas de l’idée qu’il y a, tapie tout au fond de cette volonté de pasteurisation des livres et de surenchère révisionniste, inconsciente et tenace, une haine de la littérature. (p. 33)