Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=r7rbQtv1lmg&ab_channel=YasminaBehagle
Nat s’installe dans un village reculé du nord de l’Espagne et son propriétaire très intrusif lui donne un chien à peine domestiqué. Elle rencontre plusieurs personnes, il lui arrive pas mal de mésaventures, et son récent emménagement semble cristalliser son rapport malaisé au monde. Ou plutôt l’hostilité d’un monde patriarcal envers une femme célibataire.
Chaque homme va à sa manière essayer de s’approprier ce que Nat a à offrir, jusqu’à le faire très concrètement comme le personnage de l’Allemand. Il va lui proposer de l’aide pour réparer son toit en échange d’un rapport sexuel. Et alors qu’on pourrait croire que cette proposition salit toute possibilité de lien entre eux, on voit qu’il y a une sorte de transparence, d’honnêteté et de confiance qui s’installe dans ce marché. Je trouve que le livre a l’intelligence de mettre en scène le trouble qu’est le désir sexuel, les zones d’ombre. À ce moment charnière du roman, on est proches de La leçon de piano de Jane Campion : on pourrait se demander pourquoi la protagoniste revient auprès de cet homme rustre, comment elle se laisse « utiliser » par lui, mais le livre (comme le film) ne pose pas vraiment cette question. Ce n’est pas l’enjeu : le désir est inexplicable, il ne s’embarrasse pas d’analyses bien commodes, c’est ce qu’Un amour met très bien en scène.
On a trois types d’hommes, l’Allemand, Piter et le propriétaire, et on se demande s’ils ne représentent pas la même facette de ce désir masculin, qui avance plus ou moins masqué, avec des stratagèmes plus ou moins élaborés. D’un coté, Piter, l’ami presque trop bienveillant, et dont on sent bien que la sollicitude cache peut-être des intentions moins claires. Et à l’opposé, le propriétaire, avec ce que le désir peut avoir de plus brutal et effrayant. Et donc l’Allemand, même si on ne parvient jamais à déterminer si sa manière de faire est la plus honnête, la plus saine, ou si elle n’en est pas juste une variante sans fioritures.
Là où le texte est très intelligent, c’est qu’il surprend les attentes du lecteur. Le choix sur lequel se porte Nat n’est pas le plus logique, il y a un peu quelque chose de l’ordre de la relation entre Swann et Odette de Crécy dans La recherche, une ion folle et inintelligible pour une personne, qui au départ, ne correspond pas aux critères du protagoniste. S’ensuit une véritable dépossession de soi. En étant éprise de cet homme, les possibilités de Nat s’amenuisent : elle e ses journées à l’attendre, à l’espionner, à échafauder des scénarios catastrophes, elle n’est plus elle-même, et plus encore que le désir incompréhensible, on a là la thèse forte du roman : l’amour est une violence comme une autre. Pourtant ça n’enlève en rien sa beauté.
Au début du roman, Nat est traductrice indépendante, et la façon dont est décrit le fait de chercher le mot le plus approprié permet de faire un parallèle avec son rapport aux autres.
"Elle met un temps infini à traduire chaque phrase, y compris les plus simples. En réalité, ce sont les plus simples qui opposent la plus grande résistance."
Ici, on se demande si ce n’est pas une préfiguration de sa relation avec l’Allemand, un lien a priori sans calcul, aussi paradoxal que ça puisse sembler avec ce que je viens de dire. Elle prend beaucoup de précaution à trouver le mot le plus proche du texte original, même si ce n’est pas le plus évident, on a l’impression que ça la ralentit et l’empêche d’être vraiment efficace en tant que traductrice, et par extension, dans ses relations avec les villageois. Elle reste la plupart du temps plutôt mutique. Comme c’est la mode de faire des diagnostics un peu sauvages sur des personnages de fiction, on pourrait presque se demander si elle n’est pas autiste car elle a l’air de ne pas comprendre l’humain, de ne pas lire ou de trop lire entre les lignes. C’est un personnage vulnérable qui pourtant n’est pas fiable à 100/100, puisqu’elle est en proie aux obsessions, à la jalousie, à la paranoïa qui lui font imaginer des scénarios auxquels le lecteur a du mal à accorder du crédit.
Sara Mesa trouve des images fortes et pourtant assez simples, comme par exemple l’écoulement du temps matérialisé par un tube de dentifrice : c’est assez malin car tout le monde sait qu’un tube de dentifrice se termine d’une manière très relative. Je pense aussi à la première relation entre l’Allemand et Nat, le fait qu’il lui dit qu’elle peut garder son haut, que ce qui pourrait presque sonner comme la recommandation sèche d’un gynécologue devient un ressort érotique, une image obsessionnelle qui revient sans cesse dans l’esprit de Nat, comme le dernier moment où elle pouvait encore se dérober un peu, être un peu dans le contrôle, garder une part à soi. La fin est très belle, elle met en scène une certaine douceur de la défaite que j’ai trouvé très touchante.
Si je pouvais trouver des rapports pour l’instant entre les romans espagnols que j’ai lus, je dirais que c’est dans les stigmates que le franquisme a laissés : dans Carcoma et dans Un amour, on voit que la guerre civile a pu provoquer un traumatisme qui dresse les habitants les uns contre les autres, où la méfiance empêche le collectif et la solidarité de se faire. C’est ce qu’emblématise, je crois, le chien de Nat : sa violence nous renvoie à la notre, renvoie à la vengeance punitive des villageois. C’est intéressant d’ailleurs que la fin du chien soit laissée hors-champs, peut-être comme celle de milliers de victimes du franquisme, tués sans procès, comme des chiens justement.
Je crois que je peux dire que ce livre est un coup de cœur, même si je n’aime pas vraiment l’expression, mais dès que j’y pense j’ai un petit pincement au cœur comme un béguin, et ça me donne envie de cre la bibliographie de Sara Mesa.