Le pire d'entre eux
Et maintenant, laissez-moi vous parler de ma chanson préférée, non pas du disque, non pas de Lou Reed, mais de ma chanson préférée, tout court. A la troisième place du tracklisting, on trouve donc...
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il y a 6 jours
Et maintenant, laissez-moi vous parler de ma chanson préférée, non pas du disque, non pas de Lou Reed, mais de ma chanson préférée, tout court.
A la troisième place du tracklisting, on trouve donc Street Hassle, qui donne son nom à l’album. On le comprend pourtant dès les premières secondes, le titre ne va pas servir à synthétiser la trash attitude de l’ensemble. En lieu et place des riffs dégueus qui ne nécessitent que deux doigts sur le manche, c’est sur un arrangement de cordes voluptueux que s’articule Street Hassle. Un motif de quatre mesures, très simples, va nous hypnotiser pendant les onze minutes que dure le morceau. Violons, guitares et basses se succèdent pour reprendre cette boucle mélodique qui ne s’arrêtera qu’à quelques moments propices. Apparemment répétitif, l’instrumental évolue en fait par petites touches, presque imperceptibles à la première écoute. Les nappes de clavier et les chœurs féminins achèvent de conditionner l’auditeur à l’épopée dérangeante qui va suivre. Pour l’occasion, Lou Reed cesse de brailler, et trempe sa plume dans les égouts pour conter une des histoires poisseuses dont il a le secret. Au placard le poivrot kamikaze, ici c’est Lou Reed l’écrivain qui vous parle en chantant. Street Hassle renoue avec les ambitions grandioses de Berlin, mais troque l’intimité d’un couple à la dérive pour une sorte de récit chorale, une plongée dans les bas-fonds du microcosme new-yorkais. Ca ne commence pas si mal : le premier tiers nous présente une certaine Waltzing Matilda, nom qu’elle partage avec un fantôme célèbre du folklore australien. Elle se paie les services d’un charmant gigolo, qu’elle courtise avec un mélange d’audace et de timidité. Si des mots crus sont employés, la description de cette rencontre lascive n’est pas pour autant dépourvue de tendresse. La relation est consentie, les deux amants prennent du plaisir, et une fois la nuit ée, l’un comme l’autre n’éprouvent aucun regret. Une fois de plus, Lou Reed rend justice à la marginalité, en la révélant aux yeux du monde et surtout sans la juger. C’est dans la deuxième partie de la chanson que l’ambiance va se corser considérablement.
Car nous voici téléportés dans l’appartement d’une crapule de la pire espèce que Reed incarne à la perfection. Il adopte les tics de langage typiques du petit escroc sans scrupules, qui fait son beurre en vendant très cher à des mômes du shit coupé au pneu, ou en faisant les poches de vagabonds endormis sur les trottoirs. La scène se déroule à la fin d’une soirée chargée, le genre qu’on préfère oublier le lendemain. Chez lui, une jeune femme a succombé aux excès, probablement à cause d’un produit de mauvaise qualité. En s’adressant au compagnon de celle-ci, le fumier se montre horriblement pragmatique. Sur un ton faussement amical, qui dissimule une vraie cruauté, il l’incite vivement à se barrer et à prendre le cadavre de son amie avec lui. Qu’il l’abandonne dans une ruelle, les flics ne s’intéresseront pas à une camée anonyme. C’est pour son bien, prétend-t-il. En plus de ne montrer aucune comion et de se déresponsabiliser, l’énergumène termine son monologue par une réflexion d’un cynisme glacial. Les paumés se raccrochent à ce qu’ils peuvent, espèrent s’extirper de leur condition, mais au final, ils retourneront se noyer dans le caniveau où ils sont nés.
« You know some people’ve got no choice, they can never find a voice to talk with that they can even call their own. So the first thing that they see that allows them the right to be, why they follow it ? You know it’s called : bad luck »
Aussi inattendu que cela puisse paraître, c’est la voix de Bruce Springsteen qui prend la suite de ce long et lugubre paragraphe. Un narrateur nettement plus chaleureux qui n’a malheureusement pas grand-chose de plus joyeux à raconter. Il reprend, en quelque sorte, la morale perverse du couplet précédent, mais y ajoute une dimension sociale, et surtout de l’humanité. Lou Reed avait bien écrit ce morceau de texte, mais il ne se voyait pas le chanter. Springsteen, en quelques sortes son antithèse artistique, avait la crédibilité pour prononcer ces mots qui, dans la bouche de Reed, auraient paru hypocrites. Car sa réputation est faite désormais. Personne ne peut croire qu’une quelconque bienveillance puisse émettre d’un tel enfoiré, qui a é sa carrière à chanter la drogue, le sadisme, la violence conjugale et les a même expérimentés dans la réalité. Est-ce qu’on a envie de l’écouter s’émouvoir pour la veuve et l’orphelin, juste après l’avoir entendu singer un psychopathe dealer de came avec un peu trop de conviction ? La musique, le talent, la création, ça n’excuse pas tout, et même, ça n’excuse rien. Voilà pourquoi Street Hassle, ce grandiloquent morceau d’art, l’aboutissement supposé de toute son œuvre, s’effondre dans son ultime couplet. Avant d’arriver au bout de sa prouesse littéraire, Lou Reed explose en plein vol. A la fin de son chef d’œuvre à jamais imparfait, il s’adresse une dernière fois à Rachel, qui a fini par le lâcher elle aussi, car tout le monde finit par fuir Lou Reed. Au bord du gouffre, il lui demande de revenir, mais c’est trop tard et il sait qu’au fond, il supplie dans le vide.
« Love is gone away / Took the rings off my fingers / An there’s nothing left to say / But oh how I need you baby / Come on baby / I need you baby / Please don’t slip away / I need your lovin’ so bad babe / Please don’t slip away »
Je crois que si Street Hassle me bouleverse plus que toute autre chanson, c’est parce que quelque part, elle désacralise un mythe que j’adore autant que je le déteste. Le rock, ce si beau moyen d’expression, ce mouvement libérateur qu’on décline en mode de vie, ses traditions qu’on respecte comme une foutue religion. Cette fameuse « attitude » du rockeur dévot, émancipé par la notoriété, qu’on applaudit mais qu’on ne pourrait imiter dans nos propres vies sous peine d’être ostracisé à juste titre. Les rock-critics adorent écrire sur ces types à qui ils rêvent de ressembler. Il faut bien des Mick Jagger et des Jim Morrison pour alimenter la machine à fantasmes. Mais lorsqu’ils évoquent Lou Reed, c’est toujours avec une pointe de dégoût. « J’aime Lou Reed parce qu’il représente toutes les choses les plus déglinguées que j’ai jamais pu imaginer », avait dit Lester Bangs. Il y a très certainement un vague fond d’homophobie dans la répulsion que Reed inspire, mais pas que. En performant dans le rôle de la star qui peut tout se permettre et surtout le pire, en incarnant la version terminale de l’idole qui veut tout détruire et lui avec, Lou Reed remue la mauvaise conscience du rock, de sa culture, et de ses adeptes. On aime Lou Reed comme on aime les méchants dans les films, et on sait qu’à la fin, il va tout perdre. Sur Street Hassle, à l’entendre se décomposer devant l’étendue des dégâts qu’il a lui-même causés, il semble le réaliser enfin. C’est le point de départ d’une laborieuse rédemption que Lou Reed aurait probablement niée sous la torture.
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", émission complète disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral
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