Les temps ont-ils changé ? Voici qu’arrive un manga en sens de lecture occidental, des bulles étirées en largeur, du propre fait de l’auteur, Haruhisa Nakata – sur une suggestion de son éditeur. Pourquoi ? Pour faire de la série un manga accessible au plus grand nombre, qui prendrait place dans la « nouvelle norme manga mondiale. » Un propos à l’origine de pas mal de questions : la nouvelle norme implique-t-elle que le manga, en général, va tendre vers ce type de codes ? Toucher le plus grand nombre e-t-il uniquement par des questions de forme ? Qu’est-ce que ces modifications ont impliqué pour l’auteur ? Peut-être les tomes suivants nous donneront-ils quelques indications là-dessus.
Du point de vue du lecteur, est-ce que ces modifications sont perturbantes ? Pour ma part, il aura suffi de regarder les premières pages – en couleurs, version sépia – du tome pour oublier ces changements et rentrer dans la série. Le premier tome de Levius ne devrait d’ailleurs pas laisser indifférent, que ce soit positivement ou négativement.
Côté positif, on peut évoquer l’environnement du manga. Un XIXème siècle alternatif, avec une Europe bien différente des livres d’histoire. Un conflit d’envergure s’est terminé il y a peu (on en apprendra peut-être plus avec les tomes suivants) et il a fait plusieurs millions de morts, sans compter les blessés… Levius est directement marqué par ce conflit : son père est mort pendant la guerre, sa mère est à l’hôpital, dans le coma et blessée alors qu’elle tentait de protéger son fils. Levius a perdu son bras droit dans l’affaire et vit désormais chez sa grand-mère et son oncle. Il trouve une forme d’exutoire dans la pratique d’un sport qui fait fureur à l’époque – comptant près de trente millions d’adeptes : la boxe mécanique.
Comme son nom l’indique, cet art martial implique que les participants ont été plus ou moins retouchés – pour repousser leurs limites ? – et les règles semblent assez simple : le vainqueur est celui qui ne meurt pas. Les combats se terminent bien souvent par la mort de l’un des deux adversaires. La mécanisation des corps et la fusion que l’on peut observer entre l’humain, l’organique et le mécanique si elle peut être observée ailleurs (Nihei, Bilal…) déclenche ici nombre d’interrogations : où est la limite ? Quelle fin pour une telle activité ? La boxe mécanique est-elle le symbole d’un monde industriel qui est en train de marcher sur la tête ?
Rapidement, une image saute aux yeux : celle de Rome et des jeux du cirque. Panem et circenses ? Certains plans font penser assez facilement aux arènes de Rome, où le public se masse pour voir les gladiateurs et autres jeux du cirque. Des jeux plus sanglants sont ici proposés, avec leur lot de paris, de cris pour huer ou applaudir, de sang qui gicle, d’os qui se brisent. La boxe mécanique est un jeu sanglant, qui n’est pas seulement réservé aux adultes.
Dans un tel paysage, Levius interpelle rapidement, pas seulement en raison de son âge, mais aussi par ses traits fins, le fait qu’il combatte avec « seulement » un bras droit mécanique ou encore ses réflexions et ses lectures : la Critique de la raison pure de Kant c’est pas trop mal, même si on ne sait pas où Levius en est dans cette révolution copernicienne et s’il ne sera pas à l’origine d’une nouvelle… La rage qui l’anime, si elle est porteuse d’interrogations pour l’avenir lui permet en tout cas de devenir un combattant hors pair, avec une solide série de victoires qui le place 7ème de la catégorie II. La catégorie I c’est l’élite, où seulement 13 combattants sont présents. Suite à la mort de l’un d’entre eux (pendant un combat bien sûr…) Levius doit prochainement combattre pour intégrer la division d’élite face au numéro 1 de sa catégorie : Hugo Stratus.
Si on se tourne maintenant vers des éléments qui peuvent moins plaire, on peut en repérer quelques-uns. D’abord le déroulement du premier tome peut dérouter avec des mouvements entre le présent et le é qui coupent un peu le fil de narration ainsi que des propos qui donnent parfois l’impression d’être incomplets… Ensuite, côté graphisme, un élément interpelle assez vite : les planches sont souvent organisés avec un premier plan, une focalisation sur un personnage par exemple, le reste étant flouté. Ce jeu – et l’effet de profondeur qui en découle, à l’instar de ce que l’on peut voir à la télévision – qui permet de mettre en évidence tel ou tel point demande un petit temps d’adaptation et j’avoue avoir été un peu perturbé au départ. Je n’ai pas été emballé par ce procédé, qui souligne la présence du numérique au fil des pages. Enfin, si la boxe mécanique est à l’honneur, on ne voit pas grand-chose de l’entraînement de Levius et on ne pénètre pas – pour le moment du moins – dans les pensées des adversaires, dans leur manière de combattre, quelques éléments de stratégie étant dispersés ici ou là.
Si Levius Cromwell n’est pas Saitama (One Punch Man) et ne dégomme pas ses adversaires en un coup de poing, on referme ce premier tome de Levius sur une question : manga de baston ou pas seulement ? La présence simultanée de la boxe mécanique et des propos de Levius, son oncle Jack ou sa grand-mère suggère-t-elle que la série équilibrera boxe et interrogation sur cette société et la condition humaine ? Réponse dans les tomes suivants. Une manière comme une autre de suggérer que la série s’offre un début intéressant, qui demande à être poursuivie.