Lumière, l'aventure continue
7.1
Lumière, l'aventure continue

Documentaire de Thierry Frémaux (2024)

Déferlante de beauté

Je suis un doux rêveur : le jour de sortie du film de Thierry Frémaux, je viens très en avance, m'attendant à une foule compacte devant le cinéma Lumière Terreaux. Nous serons une dizaine dans la salle, pour une séance à 18h45 un mercredi. Moyenne d'âge très élevée, comme d'habitude. L'événement ne ionne pas les foules. Qui ont tort, voyons en quoi.

"L'aventure continue" puisqu'elle a commencé : un premier montage de 108 vues fut réalisé par Thierry Frémaux en 2017. Il reprend pourtant l'histoire à sa genèse, ne serait-ce que pour ceux qui n'ont pas vu le premier opus.

Le film le précise d'emblée : Auguste et Louis Lumière n'ont pas inventé le cinéma - Edison en avait élaboré le mécanisme - mais sa projection en grand, devant un public. Célébrer les Lumière, à l'heure où de plus en plus de gens visionnent des films sur leur téléphone, c'est donc rappeler que l'essence du 7ème art réside dans cette chose très simple : regarder ce qui se déroule sur un écran plus grand que soi.

Sur les près de 2 000 vues Lumière qui ont été tournées par Louis ou ses assistants, Thierry Frémaux a sélectionné une grosse centaine de joyaux, qu'il commente abondamment. Il les a regroupés par thème - les voyages, les transports, l'armée, les comédiens, etc. La qualité de l'image est bluffante. Mais ce qui est plus bluffant encore, c'est la stature de Louis Lumière réalisateur. A l'aube du XXème siècle, tout était déjà là. La succession de plus de cent films de 50 secondes aurait pu, aurait dû, logiquement, lasser. Lorsque Frémaux annonce le menu, on a un peu cette crainte. Il n'en est rien, tant ce qui est donné à voir est tout simplement merveilleux. On ressent une double émotion : émotion "historique" devant ces témoignages si authentiques d'un temps révolu, émotion esthétique devant les images et leur mise en scène.

Filmer les flux

Frémaux commence donc par le commencement : la fameuse Sortie des usines Lumière, qui donnera lieu à plusieurs remakes récents sur place, là où s'est établi l'Institut Lumière. On apprend que trois versions furent tournées, dont on peut comparer le déroulé - seule celle qui a a été retenue est frontale, la meilleure. Des attelages de chevaux apparaissent dans les deux autres. Dans la version retenue, on notera que ce sont d'abord des femmes qui se mettent en marche, un détail auquel on donnera peut-être une dimension symbolique si l’on a la fibre féministe. On appréciera ce chien incongru qui vient semer la zizanie, des hommes qui cabotinent un peu, une joyeuse mêlée qui conclut le film. Le thème de la "sortie" sera amplement exploité : une sortie des soldats de leur caserne, des flux s'échappant de toutes part, une sortie de la cathédrale de Cologne, tout le monde étant sur son trente-et-un comme c'était la règle lorsqu'on se rendait à l'office. On retrouve des flux superbement mis en scène dans deux vues :

- une scène de combat guerrier dans les Alpes : déferlement d'hommes d'une colline, alors que s'écoule en bas un torrent impétueux ; lorsque les canons crachent leurs panaches blancs, ceux-ci répondent à l'écume crépitante du torrent ;

- une scène de cyclistes dans une cour militaire qui effectuent un ballet de toute beauté, majestueux, vaporeux, onirique.

Le thème des transports est idéal pour montrer ces flux : de nombreuses vues leur sont donc consacrées. La question de la place de la caméra est cruciale. Souvent, elle est positionnée à l'angle de deux rues, comme dans cette scène à New York qui permet de suivre deux mouvements antagonistes. Une contrainte pour les chefs opérateurs de Lumière est qu’ils ne pouvaient pas voir le rendu de leurs plans, comme les combos, aujourd'hui, permettent de le faire : ils devaient projeter le résultat dans leur tête. Une gageure.

C'est parfois la caméra qui bouge, embarquée sur un bateau, sur un autobus ou sur une locomotive : les Lumière ont aussi inventé le travelling, dont Frémaux nous apprend qu'on le nommait, en bon français, simplement panorama. Là aussi, la qualité, en termes de stabilité et de régularité, est étonnante.

Saisir les accidents

Soixante ans avant la Nouvelle Vague, le cinéma s'attachait déjà à saisir les accidents de la vie. Ainsi, dans une vue où des chariots militaires, en Italie, franchissent un ravin, l'un d'eux reste coincé. L'un des soldats fait signe à la caméra que le film est raté. Bien au contraire : ce sont les efforts pour désenclaver le chariot qui font tout le sel de la séquence.

La fameuse scène burlesque du Faux cul-de-jatte, dont j'avais déjà regardé une analyse, montre un chien (toujours les chiens, si épatants comédiens !) qui est venu pisser contre un mur en arrière-plan. Lorsque le faux cul-de-jatte, soupçonné par la police, s'enfuit, le chien s'élance à ses trousses. Cette intrusion imprévue donne de l'ampleur à la chute du sketch.

Dans les scènes de rue, souvent des personnages traversent le cadre de façon impromptue, voire se placent durablement devant la caméra, recouvrant totalement l'arrière-plan. Loin de gâcher la scène, ces accidents en font toute la valeur. Qui est attaché, comme moi en tant que musicien de jazz, à la magie de ce qui se crée dans l'instant présent, sera ému par ces irruptions pleines de fraîcheur...

Dans la foule indistincte, il arrive qu'un personnage ressorte par son charisme : ainsi d'un jeune garçon qui ne cesse de fixer la caméra et devient, comme le dit Frémaux, "le sujet du film". Ce peut-être aussi une action que le cadreur n'avait pas prévu : lors d'un défilé, au premier plan, un homme asperge une dame de confettis, focalisant l'attention.

Le principe est simple, au point d'être devenu, dans les écoles de cinéma, un exercice : "Réalisez une vue Lumière". C'est-à-dire positionnez votre caméra à un endroit bien choisi pour que celle-ci capte ce qui se e durant 50 secondes. Une double contrainte, de forme et de temps, qui s'avère féconde, toute contrainte en art étant source de créativité. Plus vous multipliez les paramètres, plus ceux-ci se diluent et perdent de leur force. La composition du plan, ce qui y entre et en sort, le mouvement de la scène : voilà les trois points essentiels de cet art-là. La magie du cinéma des débuts est d'avoir creusé les quelques leviers dont il disposait. Sa force, c'est de n'avoir eu accès ni au parlant, ni à la durée, ni aux studios, ni aux effets spéciaux, etc. Son ressort créatif, c'est la limitation de ses moyens. Ce n'est pas un hasard si nombre de grands cinéastes, de Hitchcock à Scorsese en ant par Kurosawa, ont revendiqué comme influence fondamentale le cinéma muet.

Les amoureux des plans fixes installés dans la durée seront comblés, comme le dit Frémaux, qui cite rien moins que quatre figures tout en haut de mon Panthéon personnel : Varda, Akerman, Bresson et Kiarostami. Au age, on a la parité.

Dans le sillage des grands peintres

Du plan fixe au tableau, il n'y a qu'un pas : on sent logiquement l'influence de la peinture dans la composition des cadres, la répartition des teintes et les jeux de lumière. C'est particulièrement net dans Les fumeuses, unique vue tournée par Auguste Lumière, qu'on croirait, comme le souligne Frémaux, reproduit d'après un tableau de Millet. Un plan fixe sur des vagues se fracassant sur les rochers rappelle le tableau éponyme de Courbet (La vague), qu'on peut irer au musée des Beaux Arts de Lyon. Lorsqu'une vue montre deux bébés en barboteuses ou des enfants qui jouent, c'est à Renoir que l'on pense, un autre Auguste, dont le fils Jean reprendra le flambeau du naturalisme et de l'humanisme. Le rapprochement avec l'impressionnisme, dont la naissance du cinéma est contemporaine, s'impose : comme le célèbre courant artistique, les Lumière voulurent montrer la vie des gens simples, captés le plus souvent en plein air dans leur lieu de vie.

L'art de la composition dont font preuve Louis et ses assistants renvoie sans cesse à la peinture. Dans une vue faite à Chamonix, l'arrière plan est saturé de blanc, quand les personnages au premier plan sont sombres. On croirait presque un décor tant le contraste est saisissant ! Dans une vue montrant une locomotive pénétrant dans un tunnel, les rails scintillent dans l'obscurité, avant que les bouffées blanches s'échappant de la cheminée ne viennent trouer comme des flashes leur écrin sombre. Thierry Frémaux évoque aussi Turner, le grand coloriste britannique.

Dans un plan montrant des paysannes au travail, celles-ci sont alignées sur la ligne de fuite, creusant la profondeur de champ comme le fera un Orson Welles. De même, dans une séquence comique dérivée du fameux Arroseur arrosé, ancêtre du cinéma burlesque, un jardinier et son tuyau se tient à l'arrière-plan de deux joueurs sur le point de se battre. Il attire le regard, à juste titre : l'eau, bien sûr, va s'en mêler.

Les guides des musées le montrent, par exemple dans le documentaire de Frederik Wiseman sur la National Gallery : les peintres devaient tout raconter en une seule image. Là encore, la contrainte crée la beauté. C'est aussi le cas ici, en 50 secondes. Un plan sur des menuisiers au travail focalise sur une chose : les mouvements latéraux et verticaux des gestes de rabotage, évoquant une mécanique bien huilée. On retrouvera cette attention à la synchronicité des mouvements chez Ozu. Au bord d'une rizière, un paysan se juche sur une roue permettant d'alimenter le champ à gauche de l'écran : il semble nourrir la terre de son geste acrobatique. Parfois, Lumière se contente d'une idée toute simple : une armée qui avance, jusqu'à manquer de heurter la caméra. Cette vue-là nous sera montrée sans aucun commentaire.

Divertir

Le cinéma des Lumière ne se donne pas pour objet uniquement de témoigner d'une époque, comme lorsqu'il rapporte des images des quatre coins du monde : il entend aussi am, puisqu'il faut attirer le public dans les salles. Ambition artistique et divertissement, les deux mamelles du 7ème art sont déjà là : d'un côté Hollywood et son industrie de l'entertainment, de l'autre le cinéma art et essai. Méliès s'investira dans le premier, Lumière dans le second - l'unique film colorisé montrant une pochade pleine d'artifices n'est vraiment pas le meilleur du film, qui entend ne pas cacher ce qui fut, parfois, moins convaincant.

Art et divertissement : l'incompatibilité entre ces deux "mamelles" n'est pas une fatalité. La vue montrant de jeunes acrobates réalisant des prodiges est aussi épatante que réussie plastiquement. Un célèbre saltimbanque faisant tourner des assiettes ou déployant un ruban aux airs de serpent fou amuse autant qu'il émerveille par l'image qu'il produit. Parfois, les 50 secondes laissent la place à un plan vidé de ses protagonistes comme je les aime : ainsi de la scène entre Chocolat (d'où vient, nous apprend Frémaux, l'expression "être chocolat") et un clown blanc, qui s'achève sur un chapeau à terre en bas à droite. Poésie. Chaplin et Buster Keaton, entre autres, viendront bientôt confirmer qu'on peut faire rire tout en amenant l'art à son plus haut niveau.

Pour faire naître le frisson, les cinéastes font preuve d'inventivité. Ils imaginent de er le film à l'envers puis de nouveau à l’endroit lors d'une séance de saute-moutons. Dès le départ, l'exploitation publicitaire de l'invention a été imaginée, en témoigne cette vue pour des savons américains. Les Lumière ont même inventé... le making of ! Plusieurs scènes nous montrent un opérateur devant sa petite boîte sur trépied, actionnant sa manivelle. Frémaux rappelle à cette occasion pourquoi on parle de tournage d'un film. Le geste n'en est que plus émouvant.

* * *

Tout ce qui précède parle davantage des vues Lumière que du film de Frémaux. Quel est l'apport du célèbre délégué du festival de Cannes ?

Il fallait sélectionner les vues, travail gigantesque. On l'a dit, les trois quarts au moins de celles-ci forcent l'iration. Bravo.

Il fallait ensuite choisir une musique pour les accompagner. Après Saint-Saëns en 2017, le choix de Fauré est judicieux : contemporain des frères Lumière, il colle bien aux images sans les vampiriser. Ou presque : on aurait plaidé pour des pièces moins chargées instrumentalement. Sans compter que le violoniste dégouline souvent de pathos dans son jeu. Reste que certaines mélodies sont splendides : celle utilisée pour le générique ou encore la fameuse Sicilienne.

Enfin l'essentiel, les commentaires. Ils sont joliment rédigés et correctement lus, même si la voix éraillée de Frémaux finit par fatiguer un peu. Le lyrisme déployé est parfois outré : on se dit sans cesse "là, c'est la fin", mais non, ce bouquet final n'en était pas un ! Parfois, le dithyrambe tourne à vide : ainsi lorsque Frémaux lance en substance : "la valeur de cette scène ? sa beauté". L'homme, emporté par son emphase, ne sait pas toujours s'arrêter.

On aurait pu faire mieux, mais à la marge : c'est indéniablement un trésor qui nous est ici livré. On est face à ces pépites comme devant les peintures rupestres de Lascaux ou Chauvet : effarés, éblouis. Dès le départ, l'art était là, consommé. De quoi nourrir des siècles de créateurs. Ces témoignages sont éminemment précieux, en 2024 comme en 2017.

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le 23 mars 2025

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Jduvi

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