Viridiana est un film qui ne croient plus, qui ne pardonnent plus, qui ne désirent plus l’illusion d’un monde sauvé par la pureté. Tout est là, pourtant : une jeune femme au visage lavé, vêtue comme une religieuse, et en face, le monde, sale, tremblant, profanateur.
Cependant, Luis Buñuel n’oppose pas la foi à l’athéisme, la vertu à la dépravation, le sacré au profane : il regarde comment les formes se gangrènent, comment les gestes se pervertissent à force d’être purs, comment l’icône se fissure sous la persistance du réel.
Le génie du film, c’est qu’il avance masqué. Ici, la mise en scène est classique : cadres nets, profondeur de champ contrôlée, lumière diurne, gestes cadrés et raccords invisibles. Mais c'est cette netteté qui deviendra plus tard une arme.
Buñuel filme la foi comme on filme un leurre. Viridiana veut bien faire, veut sauver, veut incarner quelque chose de supérieur au monde. Mais le monde ne l’attend pas. Le monde la regarde, la contourne, l’absorbe. Elle devient son propre paradoxe : en cherchant à répandre la grâce, elle devient outil de pouvoir, de mépris et de violence.
On a beaucoup écrit sur la scène du repas. Les mendiants rejouant la Cène, mais avec les rires gras, les postures inversées, les regards hagards. Ce moment est plus qu’une satire : c’est une apocalypse domestique.
Ici, tout ce qui tenait ensemble l’ordre des choses (la table, le pain, l’image pieuse) est soudain retourné. Le vin devient glaviot, l’hostie devient injure. Buñuel ne ridiculise pas la religion : il montre ce qu’elle produit quand elle refuse de voir. Les apôtres sont ivres, lubriques, grotesques. Ils n'ont pas trahi le Christ : ils n’ont jamais été invités. Ils s’invitent, ils s’installent, ils pillent, parce que l’illusion de charité les a rendus objets, puis monstres.
Et puis il y a le crucifix-couteau. C’est une icône parfaite : dans l’objet même qui promet la paix, une lame. Dans l’amour, une violence prête à jaillir. Il n’y a rien à interpréter ici : tout est dit. Le sacré contient sa propre perversion. Buñuel n’a pas besoin d’y insister.
Mais Viridiana n’est pas un pamphlet. Ce qui fascine, c’est sa retenue, sa précision. Chaque scène prépare la suivante par érosion. L’idée n’est pas de convaincre, mais d’. la croyance, l’espoir, la bonté jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un sol nu, presque sec, où plus rien ne pousse.
Le final est à ce titre une image d’une puissance obscure : Viridiana, autrefois consacrée à Dieu, assise à la table d’un homme, prête à jouer aux cartes. Pas de chute. Pas d’élévation. Juste l’acceptation d’un monde sans miracle. Elle ne devient pas mauvaise, elle devient présente. Là, dans la pièce, sans voile.
On sort de ce film comme d’un rêve vidé de ses promesses. On croyait entrer dans une parabole, on en sort avec une corde, un couteau, des corps usés, des regards qui ne savent plus prier. Ce que Buñuel filme, c'est le point de rupture, la fatigue de la foi. C’est là que se tient le cinéma de Viridiana.