Difficile de parler d'Hitler, on a tellement dit sur lui, on l'a tellement vu au cinéma, etc... Le livre se pose la question du rôle d'Hitler dans la machine nazie. Faut-il parler d'hitlerisme plutôt que de nazisme, au sens où le IIIe Reich n'aurait jamais été possible sans Hitler ? Au contraire, comme l'ont soutenu les marxistes, Hitler ne fut-il que le jouet et l'expression des intérêts de la classe capitaliste allemande et de ses instincts de revanche ?
Il n'était pas facile de naviguer entre ces deux écueils, et Ian Kershaw, dont j'avais déjà lu le premier tome de la biographie monumentale, ne déçoit pas, encore une fois. Si j'avais quelques appréhensions en début de livre avec la référence au charisme chez Max Weber (Weber servant parfois à habiller des ouvrages fort indigents), j'ai vite été happé par la lecture de cette biographie, qui à chaque étape parvient à faire le tri entre
- les caractéristiques individuelles de l'homme, et les raisons qui poussent à le mettre en avant comme un Führer au sein d'un parti dont, rappelons-le, il n'était nullement le fondateur,
- et de l'autre côté les faits sociaux, les contingences qui ont pu favoriser la conquête du pouvoir, puis la fuite en avant.
Derrière cela, c'est évidemment la question de la responsabilité individuelle et collective face au nazisme qui est en jeu, et je pense que le livre de Kershaw est un bon complément aux ouvrages d'Hannah Ahrendt. Il permet des réponses complexes et il évite bien des raccourcis simplistes. Signe des bons livres, il donne envie de multiplier les lectures.
Je ne ferai pas ici une lecture détaillée des apports du livre, mais quelques points m'ont retenu :
- la question de la disparition des garanties légales fait que l'Etat nazi, de nature néoféodale, ne pouvait espérer fonctionner normalement. Contrairement à ce qu'on peut en penser, c'était un chaos permanent où rien n'était acquis.
Le style de gouvernement d'Hitler est analysé en détail, exemples à l'appui. Il en ressort qu'il laissait ses lieutenants se déchirer entre eux, pour trancher quand il n'avait pas d'autre choix.
Concernant les compétences militaires d'Hitler, le bilan est complexe. Ancien lieutenant, il avait une très bonne connaissance des réalités de terrain mais aucune formation stratégique, ce qui le poussait à exagérer la foi en le volontarisme.
intéressante note sur le basculement vis-à-vis du peuple allemand, avec l'idée que si Hitler est condamné, le peuple allemand doit l'être aussi. D'où l'ordre "Néron" (pas exécuté) demandant une politique de la terre brûlée face aux avancées des Alliés, et cette anecdote terrible : son train s'étant arrêté dans une gare où il pouvait voir des blessés du Front de l'est (seule fois où Hitler aurait pu voir les conséquences de ses décisions), Hitler demanda qu'on baisse les stores pour ne plus les voir.
Ce livre, condensé de la biographie monumentale et définitive de Kershaw, et une véritable mine, accessible et stimulante. Un modèle de ce qu'il faut faire.