Théo a rencontré Léa à un stand de tirs. Tous deux se sont plu, se sont fréquentés, se sont mis en couple. Le point de départ à un club de tir n'est pas anodin car ce qui minera leur union sera l'attaque du 7 octobre. Toutes les vies de Théo nous raconte les différentes phases de l'existence du héros, un Breton, catholique, qui choisit d'abord d'épo une juive puis de la quitter pour une musulmane. Les affres de l'altérité.
La mère de Théo, Marie, est ravie de la première alliance. Par mauvaise conscience, les catholiques ayant si souvent persécuté les juifs ? Marie pousse son fils à épo la judéité. Léa et Théo auront une fille, Noémi, qui se sent très proche de sa grand-mère paternelle.
Le jour où celle-ci meurt, un premier basculement s'opère : Noémi, juive puisqu'on l'est par la mère, décide de se convertir au catholicisme et de prendre le prénom de sa grand-mère. Léa, militante dans sa judéité - à l'inverse de sa sœur Rose bien plus détachée -, le vit très mal. Page 108 :
Quand Léa embrassait sa fille, elle disait haut et fort que c'était son corps d'enfant, son corps d'avant qu'elle serrait.
Tout parent a du mal à accepter que sa progéniture grandisse. Cette difficulté est ici amplifiée par la conversion de Noémi, que Léa ressent comme une trahison.
Survient alors la tuerie du Hamas, qui va détruire Léa de l'intérieur.
Théo et Léa
Nathalie Azoulai interroge à travers ce couple l'identité juive dans la société française. Page 60, on trouve cette pensée formulée par Léa :
Les propagandes disent cycliquement que nous sommes des rats, des insectes, de la vermine, mais en fait, nous ne nous voyons jamais comme ça. Qu'on nous persécute ou qu'on nous détruise n'y change rien, nous restons les membres d'un club orgueilleux.
Le fameux "peuple élu"... Le rejet nourrit ce sentiment de supériorité, qui nourrit lui-même l'agressivité. Un cercle vicieux.
La question prend une acuité nouvelle avec l'opération meurtrière du Hamas. On sait, en effet, que ce dernier a généré un fort antisémitisme chez nous, bien des gens ne faisant pas la distinction, pourtant basique, entre "juifs" et "gouvernement Netanyahou". Théo est du côté de sa chère et tendre mais argumente malgré tout, car il constate que Léa reste solidaire d'Israël malgré ce que fait subir le pays au peuple palestinien - Rose, au contraire, sera amenée à rejeter sa judéité en raison de l'attitude criminelle de l'Etat hébreu, au grand dam de sa sœur. Page 94, Théo s'interroge :
"Que se serait-il é si, par exemple, au lendemain du massacre, Israël avait choisi de ne pas répondre, d'opposer à la barbarie le visage calme de la justice ?"
Léa lui reprochera en réponse ses "visions esthétiques". Sans doute, ce que reprochent bien des gens à certains juifs, c'est de ne pas condamner la riposte d'Israël, disproportionnée à un point obscène. Léa n'y parvient pas, au contraire de Rose, moins crispée sur son identité.
Mais l'inable, pour Léa, c'est le retour de ce sentiment de danger, puisque l'attentat du Hamas a parfois été qualifié de "pogrom". Or Théo ne peut partager cette peur. Page 95, il avoue :
C'est vrai, Léa, je ne comprends pas, je ne ressens pas la menace, je ne sens rien dans ma chair, je n'ai ni nœud dans la gorge, ni boule au ventre. Rien.
Cette extériorité, subie, de Théo à ce qui ronge Léa, mine peu à peu le couple. On retrouve ici une idée développée dans le film Revoir Paris, d'Alice Winocour : un couple ne se remettait pas des attentats terroristes parce que l'homme n'avait plus accès à l'intériorité de sa femme rescapée.
Voilà pour la première partie, qui s'achève par cette phrase très éloquente : "Léa et Théo se regardèrent en chien de faïence et s'entendirent craqueler de partout". Le fruit est mûr pour l'adultère, d'autant que Théo va aussi découvrir que sa femme le trompait avec Dan, son brillant cousin juif. Un refus de l'altérité que Théo finira par adopter à son tour, à la fin du roman.
Théo et Maya
Maya fait son apparition dans une boîte de nuit où s'est rendu, par exception, Théo qui n'aime pas danser. A peine Théo entré, la jeune femme le fixe longuement. Bon. ons sur ce qui n'existe que dans les romans, ou au cinéma. Théo est sous le charme, il résiste un temps mais le ver est dans le fruit. D'autant que la femme, bien plus jeune (même les romancières ne nous épargnent pas ce cliché masculiniste), lui court après. Verni le Théo. Il finit par répondre à l'un de ses messages.
Maya n'est pas seulement canon, c'est une artiste douée, qui ne va pas tarder à percer. Le récit prend alors une tournure moins singulière et l'intérêt chute d'un cran. On n'échappe pas aux joies de la ion sensuelle, page 185 :
Aux côtés de Maya, la nuit devint douce, onctueuse. Entre ses cuisses, cette douceur se fit fondante. Ses deux genoux d'un coup d'un seul s'abattirent bien à plat sur le drap. Théo se sentit accueilli par une souplesse providentielle. (...) Jamais Théo n'avait ressenti pareille absence de limites au d'un corps qui repoussait les siennes, exacerbait la moindre de ses sensations.
On n'est pas loin des romances à l'érotisme soft prisées des adolescentes aujourd'hui...
La souplesse de Maya contraste bien sûr avec la raideur de Léa. Quelques lignes plus loin, Théo la ret dans la nuit : "Quand il se glissa dans le lit, leurs peaux désormais semblaient râper l'une contre l'autre". Maya, en effet, s'oppose en tout point à l'épouse de Théo : elle est plus fantaisiste, plus lâchée, plus souple, moins exigeante que Léa. Et surtout, elle représente l'islam puisqu'elle est d'origine libanaise. Judaïsme avec Léa, chrétienté avec Théo, islam avec Maya : les trois côtés du triangle monothéiste sont réunis.
Théo va vouloir un enfant de Maya, pas très partante. Il va pourtant finir par la convaincre : ce sera Amal. Et puis la roue va tourner, un jour la belle Maya B. Miller va trouver plus joli (et plus jeune) que Théo : Raphaël va prendre la place. Théo se retrouvera seul, à méditer la théorie qu'il énonçait dans le prologue du roman :
Théo aimait jeter dans la conversation que, dans une vie, on ne prenait que quatre ou cinq décisions cruciales. Il précisait toujours, vraiment cruciales.
Ultime décision
La première décision fut d'épo Léa. La deuxième d'avoir d'elle une fille, Noémi. La troisième de quitter Léa pour Maya. La quatrième d'avoir d'elle une fille, Amal. La cinquième clôt le roman : Théo vient de rencontrer Virginie, la sœur de la nouvelle compagne de Benjamin, l'ex de Rose. Une femme divorcée qui, après de mauvaises expériences, "évitait l'altérité, c'était sa paresse". Ce que ressent Théo résume assez bien le roman : "Théo regretta que l'altérité soit une chose si belle et si compliquée".
Deux décisions allant vers le judaïsme, marquées par le combat. Deux allant vers l'islam, marquées par le lâcher prise. La cinquième sera un retour au confort de l'entre-soi, la voie choisie par Benjamin, lassé lui aussi de la famille de Rose. Virginie, ce sera sans doute moins enrichissant que Léa, moins exaltant que Maya, mais plus reposant. Sans doute ce que recherche un homme de l'âge de Théo lorsque le roman s'achève.
L'écriture
La langue de Nathalie Azoulai est de qualité : peu dense comme la plupart des écrivain-e-s contemporain-e-s, mais parsemée de jolies choses. En voici quelques-unes. Page 62, Léa, à propos de Marie, "décréta que la prochaine fois ils emmèneraient Marie, manu militari". Chouette allitération. Idem page 167 : "Dan se sentit pâle et glabre, falot comme un ado". Page 172, alors que Théo fait défiler des photos de Maya sur le net, saluons cette succession de sons "ye" signalés par des *, ainsi que la formule de la dernière phrase :
Sur les [posts les] plus récents, ses ongles vermillon s'étaient écaillés [*], ses cheveux légèrement décolorés, et cette négligence, cette désinvolture peu à peu souillée émoustillèrent [*] Théo. Les pointes blondes agirent comme des plumes sur sa peau, la caresse y piqua l'impatience.
Parfois, ces formules se font plus racoleuses, basculant du mauvais côté. Page 119, partant pourtant d'une malicieuse association :
Sur cette terrasse à Capri, il leva son Campari. Il porta un toast à l'azur, Léa aussi. (...) Chaque fois qu'il sentirait le vent tourner, il dirait à Léa "Campari à Capri", et la conversation se nimberait aussitôt de filtres orange et bleus, des complémentaires, comme nous, Léa. Léa topa là.
Dommage d'avoir repris la formule. D'autant que Nathalie Azoulai y revient, page 125 : "Godard éclipsait Rossellini [car les deux ont tourné dans les îles italiennes, respectivement dans Le Mépris et Stromboli], Campari à Capri, c'était fini, et son couple toujours plus désuni". D'une part, il eût fallu ne pas mettre de virgule après Capri (elle nuit à la lisibilité de la formule), d'autre part c'est enfoncer un peu trop le clou. Maladroit.
(On regrettera enfin une faute, page 73 dans la bouche de Léa : "Le monde est régulièrement saisi d'un désir de vidange. (...) On sera donc bientôt de nouveau décimé". Manque le "s" à "décimés", le "on" étant ici synonyme de "nous".)
* * *
Concluons. L'impression très positive que me donnait le roman dans sa première partie s'est amoindrie à partir de la deuxième. La multiplicité des personnages brouille peut-être un peu le propos ? Léa et ses parents, Théo et ses parents, Rose et son Benjamin puis son nouveau copain puis la nouvelle compagne de Benjamin, les deux filles de Théo, Dan, Raphaël, n'en jetez plus ! L'ensemble laisse un sentiment mitigé, même si plutôt positif.