Si le texte de Vuillard ne tendait qu’à dévoiler les réalités structurelles derrière la guerre d’Indochine (exemplairement les chapitres Comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes ou Un conseil d’istration), il ne serait pas si enthousiasmant. La réussite de sa prose est d’incarner ces réalités structurelles, de les replacer dans des corps et des lieux dont la vérité historique n’ôte en rien le grotesque. Ainsi, l’essentiel des chapitres, qu’il s’agisse de l’enchaînement des prises de parole à l’Assemblée nationale durant la première moitié du livre ou de la description des généraux, procède par portraits et mises en situation à la fois très documentés et burlesques.
Le dispositif stylistique est à l'origine de ce caractère burlesque. Vuillard précise et commente constamment ses phrases dont le prédicat est repoussé parfois des dizaines de lignes plus bas. L’étroitesse de la mise en page d’Actes Sud réduisant les lignes et donc allongeant l'espace vertical alloué à chaque phrase accentue ce phénomène.
Ces énoncés truffés de digressions produisent deux choses : premièrement, l’action est embarrassée de détails biographiques et physiques qui la démystifient instantanément, qui la ramènent à ses causalités triviales ; deuxièmement, le lecteur ne sait plus à quoi rattacher l’attribut qui arrive juste avant le point, il se désintéresse de l’action à l’origine de la phrase – son intérêt est capté par les digressions qui se concentrent sur pourquoi, comment, via quel corps les députés et les généraux disent et font ce qu’ils disent et font. On ne s’intéresse pas à la destination d’un corps, on s’intéresse au corps et à comment il sera malmené. Le chapitre Meet the press l'illustre spectaculairement. A aucun moment le propos de de Lattre nous intéresse, les enjeux de sa prise de parole sont noyés dans son élocution difficile en anglais, sa respiration, son incongruité physique.
Cette ambition et cette approche burlesque sont évidemment politiques, comme toute entreprise de démystification. La guerre perd toute légitimité, le régime parlementaire paraît aberrant. Les motifs grandiloquents (l’honneur, le patriotisme, etc.) sont éclipsés par les vrais motifs structurels, à savoir la tendance boutiquière des députés, la fatuité des militaires et le profit. Dans Député, la simple mention du coût de la guerre par Mendès- secoue l’Assemblée.
Ce chapitre limite néanmoins la puissance du livre. Certes, l'’intervention de Mendès- est ramenée à sa matérialité : son corps et sa peur de faire un faux pas sont décrits mais ils ne sont pas vraiment doublés par les structures à l’œuvre derrière son discours. Durant tout le livre, les structures sont systématiquement rappelées via les corps et via leur généalogie, de telle sorte que le rôle d’acteur de l’Histoire revendiqués par les protagonistes (et l’héroïsme qu’il pourrait produire) est constamment pris en dérision. Or, dans ce chapitre, on a l’impression que Vuillard lâche du lest sur la partie généalogique (c’est-à-dire qui est, biographiquement, Mendès-) pour laisser la place à un événement. Malgré tout, malgré son corps, Mendès- va faire quelque chose d’inattendu et, d’une certaine manière, héroïque (même si cet héroïsme est bien diminué par la démonstration que son propos contre la guerre lui échappe un peu). Il devient acteur de l’Histoire alors que le livre déplie un dispositif qui nie cette possibilité, qui se rit d'elle.
Je n’ai pas de problème à voir surgir cette notion très ponctuellement dans un livre qui se consacre à sa destruction. Cependant, à l’origine de ce surgissement il n’y a rien d’autre, sans justification, que le desserrement temporaire du dispositif démystifiant de Vuillard.