Lorsque paraît sur nos écrans hexagonaux La Fabrique du mensonge de Joachim Lang, l'on est à la fois en droit de craindre et d’espérer. D’espérer, de la part d’un cinéaste intelligent, une réflexion sur le caractère universel de la propagande, en interrogeant le recours des sociétés modernes à la manipulation des images comme outil politique ; mais aussi de redouter un énième réquisitoire consensuel et plat, affublé d’une mine faussement concernée. Et force est de constater que La Fabrique du mensonge appartient malheureusement à la seconde catégorie. Dès les premières secondes, introduites par un long carton précautionneux, l’on pressent que Joachim Lang redoute son propre sujet — crainte aussitôt confirmée par un long-métrage sans audace, enfonçant les portes ouvertes à la chaîne, et dont les rares tentatives de s’extraire du catéchisme mémoriel sont exécutées avec tant de maladresse qu’on en viendrait presque à remettre en cause les bonnes intentions dont il se drape.
Rapidement, la triste réalité d’un film au budget limité, trop limité pour son ambition, s’impose comme la cause première (mais pas unique, loin de là) des errements qui suivront, conditionnant — on l’imagine — le résultat final et les multiples choix narratifs. Cela explique l’extrême rareté des scènes en extérieur (presque toujours filmées en longue focale), auxquelles sont préférées des séquences en intérieur, rendues péniblement ennuyeuses par des dialogues redondants et une mise en scène inexistante. La Fabrique du mensonge se présente ainsi, pour les raisons susmentionnées, comme un pauvre film de couloirs collectionnant les cadres plats, inexpressifs, vides de sens, l’image ne sert ici que de simple visuel pour une artillerie de dialogues sans relief, dignes d’un mauvais roman audio. Sans doute par crainte que le spectateur ne finisse par s’y attacher, le réalisateur s’acharne à faire évoluer ses personnages le moins possible — voire pas du tout. Ainsi, Goebbels vante, du début à la fin du film, l’importance de la propagande, sans que rien, pas le moindre élément, ne vienne, même fugitivement, ébranler ses certitudes. Nous suivons ainsi, durant deux laborieuses heures, le parcours d’un personnage sans évolution, sans arc narratif, se paraphrasant sans cesse dans des dialogues si pesants qu’ils pourraient prêter à sourire si le sujet n’était pas aussi grave.
Mais l’échec de cette Fabrique du mensonge atteint son paroxysme lorsqu’on considère son recours plus que discutable aux images d’archives illustrant, entre autres, les massacres perpétrés par la terreur nazie : montagnes de corps, cadavres jonchant le sol, camps d’extermination… Joachim Lang entend choquer ; bien conscient de son incapacité, cette fois purement imputable à ses choix scénographiques et narratifs, à susciter la moindre émotion, il truffe son film d’images-chocs dans un geste, sinon malhonnête, du moins opportuniste, rendant leur usage — purement artificiel de surcroît — plus problématique, voire plus choquant encore que les images elles-mêmes.
Soyons clairs : loin de moi l’idée de tomber dans le piège pourtant tentant du procès d’intention simpliste. Mais le simple fait que le film et son réalisateur puissent prêter le flanc à de telles critiques, souligne cruellement les limites réelles du metteur en scène allemand (qui le poussent à quelques maladresses) et de son pseudo point de vue, moins dicté par une réflexion personnelle et approfondie du sujet que par une vision consensuelle et indignée, la seule tolérée par notre époque.
La peur au ventre, redoutant par dessus tout que son film puisse être mal interprété par l’intelligentsia, Joachim Lang évacue délibérément toute forme d’ambiguïté, présentant d’emblée Goebbels, Hitler et consorts comme des icônes du mal figées dans le marbre, immuables, tout au long des douze années que le film prétend couvrir, et privées de toute réelle humanité — jusque dans la sphère privée, où leurs interactions sporadiques sonnent aussi faux que les scènes de ménage d’un épisode de Plus belle la vie. La vérité est que le metteur en scène ne cherche jamais à nous brosser des personnages complexes mais à nous conforter dans l’image, aussi évanescente et caricaturale soit-elle, de figures certes haïssables, mais qui n’en demeurent pas moins humaines. Le film aurait gagné mille fois à prendre de véritables risques, quitte à pousser le spectateur à éprouver, malgré lui, une forme d’empathie pour des personnages dont on ne saurait cautionner les actes — ce qui n’aurait pas manqué de scandaliser les cerbères de la bien-pensance, à l’image de l’excellent et réellement jusqu’au-boutiste La Chute d’Oliver Hirschbiegel. Une telle audace aurait eu le mérite de réhumaniser ceux que l’on a, par confort intellectuel, trop souvent qualifiés de monstres, et d’offrir une réflexion véritablement pertinente sur les idéologies et la condition humaine.
Et puisque nous en sommes à regretter ce que le film aurait pu être, je conclurai en disant que, de toute évidence, La Fabrique du mensonge aurait dû être un film sur le cinéma lui-même ; car qu’est-ce que la propagande, sinon avant tout une manipulation de l’image destinée à diriger notre regard, nos émotions ou nos opinions ? Dans le monde ultra-connecté qui est le nôtre, déversant chaque seconde une avalanche d’images manipulées, un tel angle eût été plus subtil, plus signifiant, et aurait surtout eu pour vertu de nous épargner une sempiternelle biographie ronflante, ainsi que l’indignation et le didactisme moralisateur dont le film fait son credo.