Un homme qui tombe du 5ème étage après s'être dévêtu. Un cinéaste qui adapte un best-seller en se faisant imposer par son autrice une actrice en échange de financements. Un tournage au Botswana rocambolesque, mêlant le saccage d'un village par un éléphant, l'irruption d'une milice prête à remplacer avantageusement les figurants et un éphémère coup de foudre entre l'actrice et le réalisateur. Un commandant cinéphile pointu, spécialiste des réalisateurs allemands. Un bide commercial lorsque le film sort. Une vieille actrice nympho voisine du cinéaste. Un flic qui ne tarde pas à partager la couche de la vieille actrice avec le commandant. Et deux Robert.
C'est fourre-tout, ça part dans tous les sens mais ça e très bien, parce qu'exprimé dans une langue délicieuse. Distanciée, caustique, pince sans rire. Inventaire non exhaustif.
Le cinéma est connu pour ses coucheries, parfois imposées. Echenoz ne tarde pas à en introduire dans son histoire, d'une façon très mécanique, lorsque le cinéaste retrouve Geneviève, au service de la romancière à succès, qu'il va caser comme assistante dans son futur tournage. Page 36 :
Tu as pris de quoi te couvrir, j'espère, suppose-t-elle en déboutonnant sa veste de tailleur (...), parce qu'avec ce temps, depuis trois jours. J'avais regardé la météo, répond Bristol qui vient de défaire son bracelet-montre et ôte à présent ses chaussures, mais ils n'annonçaient pas cette pluie. (...) Et tout se e bien pour toi ici, Geneviève ? Un peu isolé, non ? Pas tant que ça, nuance l'assistante [joli], en faisant glisser son pantalon sur ses chevilles, ils ont deux cinémas en ville, la programmation n'est pas mal. Ils n'ont pas dû projeter mes films, suppose Bristol qui lutte contre son bouton de chemise. Mais bon, j'ai pris le coup. Ça faisait longtemps, Robert, dis donc, fait observer Geneviève en enroulant ses bas jusqu'aux talons, les expédiant au loin suivis de son soutien-gorge avant de marcher vers le lit où elle renverse le corps de Bristol, s'allonge sur lui, le serre contre elle puis s'en écarte pour défaire la ceinture de cet homme, dézipper sa fermeture Eclair et tout ce qui s'ensuit, le reste à l'avenant.
Pas de description sexuelle chez Echenoz, l'ellipse, c'est bien mieux.
Un procédé que j'affectionne toujours, dont Nabokov, par exemple, était friand, mais aussi aujourd'hui une Marie Ndiaye, est la personnification des objets, animaux ou plantes. Dès la page 18, c'était déjà une simple mouche qui était annoncée comme un mystérieux intrus dans le bureau de Bristol. Page 30, s'agissant de prés : "Des haies se croisent en vain, des prés se demandent ce qu'ils font là (...)". Page 37, ce sont des arbres à qui on prête des sentiments :
On voit tout de suite que ces arbres ne s'entendent pas entre eux. Ils ne s'aiment pas : le platane envie la prétendue noblesse du chêne qui, de son côté, lui jalouse une meilleure espérance de vie [un platane, une espérance de vie plus longue qu'un chêne ?... hum]. Ils se toisent en chiens de faïence, duellistes de défiant avant de s'engager sur le pré mais, plantés là, ils son bien obligés de vivre ensemble et de l'ombrager, ce pré, deux fois par jour.
Je goûte fort aussi le procédé consistant à remplacer le verbe "dire" par une périphrase, par exemple page 121 : "Je lui souhaite bien du plaisir, se lèvent au ciel les yeux de Michèle (...)." Ou encore page 153, lorsque Bristol demande au commandant arrivé chez lui s'il va squatter durablement :
Et vous êtes là pour longtemps ? aimerait savoir Bristol. Deux ou trois semaines, pas plus, le rassure Parker.
Les saillies humoristiques abondent, comme celle-ci, page 61, contre le pudding, s'agissant de la densité de l'air ressentie à la sortie de l'avion au Botswana :
On y est et l'air est si brûlant qu'il n'est plus vraiment de l'air : c'est une matière solide aussi compacte qu'un pudding, quoique différemment incomestible mais qu'on aura tout autant de mal à déglutir.
Page 114, cette fin incongrue :
Le lendemain matin, il s'éveille tard sans pour autant se lever tout de suite, il faut d'abord se reposer d'avoir dormi.
L'outrance est un autre ressort comique. Page 116, pour décrire l'activité de choix des vêtements de Bristol :
De la chaussure jusqu'au chapeau, qui protège le cerveau procédant à ces décisions, tous ces habits ont fait l'objet de réflexions, d'hésitations, d'ardeurs considérables dont la somme, à coup sûr, dée la capacité conjuguée de plusieurs centrales nucléaires. Trouverait-on le moyen, quelque jour, de détourner cette masse d'intensités [joli] vers un usage public, plus besoin dès lors d'énergies fossiles ni même d'alternatives, cette réflexion en vaut une autre et la nuit va tomber.
Une belle fin en queue de poisson.
Certaines envolées ne manquent pas de lyrisme, comme page 84, décrivant le Jean-Claude du film :
Qu'il a donc fière allure en effet, cet audacieux parachutiste dont le sourire vainqueur mais bienveillant découvre une denture éclatante, dont ondule harmonieusement la chevelure à peine défaite une fois ôté le casque en cuir, dont la taille élancée, les épaules carrées, les membres fusiformes, la musculature gracieuse et jusqu'à la fossette et le grain de beauté sur la joue gauche sont autan de signes indiquant l'arrivée d'un héros.
Des périphrases, comme celle-ci page 74 :
Il y découvre un accessoire morphologiquement parent de cet insecte mais que nous autre désignons sous le nom d'hélicoptère.
Un zeugma, page 90 :
Bien qu'il soit encore tôt, la rosée tropicale s'est vite évaporée, le soleil grimpe dans le ciel à toute allure et déjà l'on transpire sous les séquoias, les chapeaux de toile, les effets des vaccins, du décalage horaire et du traitement antipaludéen.
Page 156, une formule proche du zeugma : "A son pied, trois jeunes gens armés jusqu'aux dents sourient de toutes les leurs à l'opérateur (...)".
Une expression bien sentie, page 91 :
Bobino survient qui annonce avoir cédé aux revendications des villageois, faisant froncer le sourcil budgétaire de Geneviève (...)
Celle-là, Echenoz ne pouvait pas la rater, page 98 : "Assise en face de Bristol qui annote ses fiches (...)".
L'auteur, parfois s'invite dans le roman, comme page 95 :
Corps longiligne et thorax trapézoïdal, lèvres lascives et lunettes noires polarisantes sur nez grec, Jacky Pasternac serait assez facile à décrire mais on n'en a pas tellement envie.
.... alors qu'il vient de le faire.
Jean Echenoz n'hésite pas à verser dans la grossièreté, mais ce mélange des niveaux de langage, loin de faire tomber le style dans la trivialité comme c'est souvent le cas, ne fait que pimenter un peu le style, notamment grâce à la formulation sophistiquée qui suit. Page 108 :
On dée, on dée, on a déjà pas mal de retard, ça va exploser le budget. J'encule la production, décide Bristol inconsidérément.
Autre irruption humoristique d'un langage trivial, par deux fois page 168 :
La requête en divorce est amorcée, les avocats ont palpé leur acompte [1] et Joëlle s'est déjà trouvé un autre type [2].
Un age qui se conclut par un Julien Claveau qui "ne se sent pas de taille à faire le poids devant un officier supérieur".
Relevons quelques belles allitérations. Page 15, en début et en fin de phrase :
Froissement feutré, frileux, fragile [1] de la pluie quand elle tombe, piétinement de pigeons en transit sur la barre d'appui - souvent ces animaux roucoulent et c'est exaspérant, parfois même ils s'accouplent et c'est inacceptable [2].
Page 73, on déguste "lui tend pour tenter de l'attendrir" et, quelques lignes plus loin "une vibration suraiguë dont l'insistance lancinante rappelle celle d'un moustique".
Bref, la langue est travaillée, chose qui est devenue l'exception plus que la règle dans la littérature contemporaine. On pense à Jean Rolin, qui adopte ce même ton distancié tout en étant très littéraire, au service, lui, d'un propos souvent banal - la description de la frontière séparant la ville de la nature en banlieue parisienne par exemple, dans Envoyée spéciale, jusqu'ici mon préféré. Cette fois, je vais jusqu'à 8.